• Si l’on perd le contact avec la nature, on perd le contact avec l’humanité. Coupé de tout rapport avec la nature, on devient un tueur. On peut alors massacrer des bébés phoques, des baleines, des dauphins et des hommes, pour le profit, le « sport », pour sa nourriture ou au nom de la science. La nature se sent alors menacée par vous et vous prive de sa beauté. Vous pourrez effectuer de longues promenades dans les bois ou camper dans des endroits merveilleux, vous resterez un tueur et tout rapport d’amitié avec ces lieux vous sera refusé. Vous n’êtes probablement proche de rien ni de quiconque, qu’il s’agisse de votre femme ou de votre mari. Vous êtes bien trop occupé, pris dans la course des profits et des pertes et dans le cycle de votre propre pensée, de vos plaisirs et de vos douleurs.

    Vous vivez dans les ténèbres de votre propre isolement et vouloir le fuir vous plonge dans des ténèbres encore plus profondes. Vous ne vous préoccupez que d’une survie à court terme, irréfléchie, que vous soyez accommodant ou violent. Et des milliers d’êtres meurent de faim ou sont massacrés à cause de votre irresponsabilité. Vous abandonnez la marche de ce monde aux politiciens corrompus et menteurs, aux intellectuels, aux spécialistes. Etant vous-mêmes dépourvu d’intégrité, vous édifiez une société immorale, malhonnête, qui repose sur l’égoïsme absolu. Et quand vous tentez de fuir cet univers dont vous êtes seul responsable, c’est pour aller sur les plages, dans les bois ou faire du « sport » avec un fusil.

    Il est possible que vous sachiez tout cela, mais cette connaissance ne peut nullement vous transformer. Ce n’est qu’en éprouvant le sentiment de faire partie intégrante du tout que vous serez relié à l’univers.

    Le journal de Krishnamurti, le 4 avril 1975.

     


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  •  [223] Car enfin, si vous voulez examiner ce qui assure aux juges des tribunaux en quelque nombre qu'ils soient, l'autorité importante qui les rend arbitres absolus de tous les habitants se cette ville, vous verrez que ce n'est ni terreur des armes, ni la force du corps, ni la vigueur de l'âge, en un mot rien autre chose que le pouvoir des lois. [224] Et le pouvoir des lois, d'où procède-t-il? Entendent-elles les cris d'un citoyen attaqué ? accourent-elles à son secours ? non. Elles ne sont par elles-mêmes que des écritures mortes, dépourvues de toute faculté d'agir. Qu'est-ce donc qui fait leur pouvoir ? c'est votre fidélité à les maintenir par l'exécution, et à Ies représenter dans toute leur force autant de fois qu'on les implore. Vous n'avez donc d'autorité que par les lois, comme les lois n'ont de pouvoir que par vous. [225] Chacun des juges doit donc secourir les lois attaquées, comme on le secourrait, s'il l'était lui-même. Les délits commis contre elles, quel que soit le coupable, doivent être, à ses yeux, des délits qui intéressent la sûreté commune ; et il est de sa religion d'empêcher que nulle charge publique, nulle pitié, nul crédit, nul artifice, que rien, en un mot, ne donne droit à personne de les violer impunément.
    ( http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/demosthene/midias.htm )


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  • 1. Tout d'abord, vénère les dieux, selon le rang qui leur est attribué ; 2. respecte ta parole et honore les nobles héros et les génies souterrains ; 3. tu accompliras, ce faisant, ce que prescrivent les lois. 4. Honore aussi tes parents et ceux qui te sont les plus proches par le sang. 5. Parmi les autres, fais-toi des amis de ceux qui sont particulièrement vertueux. 6. Cède à la douceur des paroles et ne t'oppose pas aux actes utiles ; 7. ne va pas prendre en haine un ami pour une faute légère. 8. Cela, dans la mesure de tes forces, car la possibilité se trouve à côté de la nécessité. 9. Pénètre-toi bien des préceptes ci-dessus ; 10. mais tâche de prendre sur toi de régenter en premier lieu ton appétit et ton sommeil, puis tes passions 11. et ta colère. Ne commets aucune action honteuse, soit seul, soit de complicité avec un autre ; 12. par-dessus tout, respecte ta propre personne. 13. Ensuite exerce-toi à pratiquer la justice dans tes actes et tes paroles ; 14. apprends aussi à ne te comporter jamais d'une manière irréfléchie. 15. Sache que la mort est pour tous une loi inéluctable. 16. Habitue-toi aussi bien à acquérir des biens qu'à les perdre à l'occasion. 17. Parmi les maux que supportent les mortels, de par les divines Destinées, 18. supporte sans t'indigner la part qui t'est échue ; 19. mais efforce-toi d'y remédier dans la mesure de tes forces ; car dis-toi bien que 20. les maux qui accablent l'honnête homme ne sont pas si nombreux. 21. Bien des paroles — tant mauvaises que bonnes — viennent frapper les oreilles des hommes ; 22. ne te laisse pas effrayer par elles et ne te détourne pas non plus pour ne pas les entendre ; 23. si tu entends prononcer un mensonge, garde ton calme. 24. Mais ce que je vais te dire, il te faut l'observer en toute circonstance : 25. que personne, par des paroles ou des actes, ne te conduise 26. à faire ou à dire quoi que ce soit de contraire à ta véritable nature. 27. Réfléchis avant d'agir, pour éviter des sottises. 28. Agir et parler sans discernement est le fait d'un pauvre homme. 29. Accomplis, au contraire, ce qui ne te nuira pas par la suite. 30. Ne fais rien sans connaissance de cause et apprends ce qu'il faut savoir. 31. Telle est la règle pour vivre le plus agréablement. 32. Ne néglige pas non plus ta santé : 33. apporte de la mesure quand tu bois, manges, te livres aux exercices physiques. 34. J'entends par mesure ce qui ne te nuira pas. 35. Accoutume-toi à un régime sain, dénué de mollesse 36. et garde-toi de faire tout ce qui suscite l'envie. 37. Évite les dépenses déplacées, à la manière de celui qui n'a aucune expérience de l'honnêteté. 38. Pratique cependant la libéralité ; la mesure en tout est excellente. 39. Fais ce qui ne porte pas préjudice à ta nature véritable et réfléchis avant d'agir. 40. Ne laisse pas le sommeil envahir tes yeux alanguis 41. avant d'avoir procédé à ton examen de conscience quotidien : 42. « En quoi ai-je failli ? Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je omis de mes devoirs ? » 43. Commence par le commencement et pose-toi, une à une, toutes ces questions. 44. Ensuite, si tu as mal agi, blâme ta conduite ; dans le cas contraire, réjouis-toi. 45. Voilà à quoi il faut t'efforcer, à quoi il faut donner tous tes soins ; voilà à quoi il faut t'attacher avec ferveur. 46. Ces préoccupations te mettront sur la voie de la divine sagesse. 47. Je le jure par celui qui nous a donné le Quaternaire, 48. principe de la nature éternelle. Eh bien ! Mets-toi au travail, 49. après avoir invoqué les dieux pour le mener à bien. Si tu possèdes ces principes, 50. tu connaîtras l'essence des dieux immortels et des dieux mortels, 51. les différences de toutes choses et les liens qui les unissent. 52. Tu connaîtras aussi les limites de ce qui est permis, la nature en tout semblable à elle-même ; 53. ainsi tu n'espéreras pas ce qui échappe à l'espérance et rien ne te sera caché. 54. Tu connaîtras également les hommes, victimes des maux qu'ils s'imposent eux-mêmes, leur misère, à eux qui ne sont capables de saisir ni par la vue 55. ni par l'ouïe les biens pourtant tout proches ; 56. peu d'entre eux savent se soustraire au malheur. 57. Tel est le destin qui afflige l'esprit des mortels ; comme des billes, 58. ils roulent de-ci, de-là, exposés à des souffrances infinies. 59. En effet, compagne affligeante, la Discorde leur nuit sans qu'ils s'en aperçoivent, 60. la Discorde apparue à leur naissance, qu'il faut se garder de provoquer et qu'il faut éviter, en lui cédant. 61. Zeus, père universel, tu délivrerais à coup sûr l'homme de bien des maux, 62. si tu montrais à tous les mortels à quel démon ils obéissent. 63. Pour toi, aie confiance, puisque les mortels sont de race divine 64. et que la sainte nature leur montre et leur découvre tous les secrets. 65. Si tu en prends ta part, tu observeras mes ordres 66. et, par la vertu de ce remède, tu libéreras ton âme de ces soucis. 67. Aussi abstiens-toi des mets que nous avons dits et, aussi bien dans les purifications 68. que dans l'affranchissement de l'âme séparée du corps, applique ton jugement, réfléchis sur chaque chose, 69. en élevant très haut ta pensée qui est le meilleur des guides. 70. Si tu négliges ton corps pour t'envoler jusqu'aux hauteurs libres de l'éther, 71. tu seras un dieu immortel, incorruptible et tu cesseras d'être exposé à la mort.

    traduits par M. Mario Meunier.


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  •  C'est alors qu'un soir où, comme d'habitude, il y avait chez moi plusieurs ouvriers - et que Nossar était des nôtres - l'idée surgit parmi nous de créer un organisme ouvrier permanent : une sorte de comité ou plut6t de conseil qui veillerait sur la suite des événements, servirait de lien entre tous les ouvriers, les renseignerait sur la situation et pourrait, le cas échéant, rallier autour de lui les forces ouvrières révolutionnaires.

    Je ne me rappelle pas exactement comment cette idée nous vint. Mais je crois me souvenir que ce furent les ouvriers eux-mêmes qui l'avancèrent.

    Le mot Soviet qui, en russe, signifie précisément conseil, fut prononcé pour la première fois dans ce sens spécifique.

    En somme, il s'agissait, dans cette première ébauche, d'une sorte de permanence ouvrière sociale .

    L'idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases d'organisation et de fonctionnement de ce "Soviet".

    Alors, rapidement, le projet prit de l'envergure.

    On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines de la capitale au courant de la nouvelle création et de procéder, toujours dans l'intimité, aux élections des membres de cet organisme qu'on appela, pour la première fois, Conseil (Soviet) des délégués ouvriers .

    En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider ?

    Les ouvriers présents, sans hésitation, me proposèrent ce poste.

    Très touché par leur confiance, je déclinai néanmoins catégoriquement leur offre. Je dis à mes amis : "Vous êtes des ouvriers . Vous voulez créer un organisme qui devra s'occuper de vos intérêts ouvriers . Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes . Ne confiez pas vos destinées à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres ; ils finiront par vous dominer et vous trahir. Je suis persuadé qu'en ce qui concerne vos luttes et votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat. Pour vous, au-dessus de vous, à la place de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien. Vous devez trouver votre président, votre secrétaire et les membres de votre commission administrative dans vos propres rangs . Si vous avez besoin de renseignements, d'éclaircissements, de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d'une aide intellectuelle et morale qui relève d'une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux non pas de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se mêler à vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n'est pas de votre faute si l'instruction indispensable vous fait défaut. Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions - avec voix consultative, sans plus."

    J'y ajoutai une autre objection : "Comment voulez-vous, dis-je, que je sois membre de votre organisation, n'étant pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer ?"

    A cette dernière question, il me fut répondu que rien ne serait plus facile : on me procurerait une carte d'ouvrier et je ferais partie de l'organisation sous un nom d'emprunt.

    Je m'élevai vigoureusement contre un tel procédé. Je le jugeai non seulement indigne de moi-même et des ouvriers, mais dangereux, néfaste. "Dans un mouvement ouvrier, dis-je, tout doit être franc, droit, sincère."

    Malgré mes suggestions, les amis ne se sentirent pas assez forts pour pouvoir se passer d'un "guide". Ils offrirent donc le poste de président à Nossar. Celui-ci, n'ayant pas les mêmes scrupules que moi, l'accepta.

    Quelques jours plus tard, on lui procurait une carte ouvrière au nom de Khroustaleff , délégué d'une usine.

    Bientôt les délégués de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion.

    Nossar-Khroustaleff en fut nommé président.

    Du même coup, il devenait président de l'organisation : poste qu'il conserva par la suite, .jusqu'à son arrestation.

    Le premier Soviet était né.

    Voline, La révolution inconnue.
    https://fr.theanarchistlibrary.org/library/voline-la-revolution-inconnue#toc12


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  •  Traduction : Jean Bertrand.

     Tous les Animaux qui n'ont point reçu d'éducation, uniquement attentifs à se procurer des plaisirs, suivent naturellement la pente de leurs inclinations, sans s'embarrasser si ce qui les accommode fait du bien ou du mal aux autres. De là vient que dans l'état de Nature, les Créatures qui raisonnent le moins, et qui ont le moins de désirs, sont les plus propres à vivre paisiblement ensemble. Il semblerait donc que naturellement il n'y aurait point de créature qui fût moins capable de vivre longtemps en société que l'Homme. Cependant les qualités bonnes ou mauvaises sont de telle nature, qu'il est le seul Être que l'on puisse jamais civiliser. Mais il faut pour cela le gêner par un certain gouvernement, et le régler par des Lois. On peut encore, il est vrai, le dompter par un pouvoir supérieur. Mais il s'aime trop, il a trop de fierté, il est trop rempli de ruses, pour être rendu traitable, et pour être perfectionné autant qu'il peut l'être par la force seule.  Pour en venir à bout, il faut le prendre par son faible.

    C'est ce qui engagea les Législateurs, et en général tous les sages Fondateurs des sociétés, à s'attacher principalement à persuader ceux qu'ils avaient à gouverner, qu'il était plus avantageux à chacun d'eux de dompter leurs appétits que de les satisfaire. Ils se sont efforcés de leur montrer qu'il convenait mieux d'avoir égard à l'intérêt public, que de se borner à celui qui leur paraissait être leur intérêt particulier. La chose n'était pas facile à persuader. Aussi, tous les beaux esprits, tous les Philosophes, tous les Orateurs réunirent-ils leurs puissants efforts pour inspirer au genre humain sentiments si utiles. Ils employèrent tous les arguments imaginables pour en convaincre leurs peuples.

    Je ne déciderai point s'ils ont été effectivement convaincu ; mais il est certain qu'il n'était pas possible de les terminer à désapprouver leurs inclinations naturelles, et à préférer le bien d'autrui au leur propre, si on ne leur avait offert un équivalent pour le sacrifice qu'on exigeait d'eux, et un dédommagement qui servît de récompense à la violence qu'ils devaient nécessairement se faire pour agir ainsi.

     Ceux qui entreprirent de civiliser les hommes, ne l'ignoraient point. Mais bientôt ils s'aperçurent qu’ils ne pouvaient pas suffire à donner une si grande quantité de récompenses réelles, pour dédommager les hommes dans chaque action particulière faite pour le bien public. Ils furent donc obligés d'imaginer une récompense générale, qui, dans toutes les occasions, servit comme d'équivalent aux efforts pénibles que les hommes feraient pour renoncer à eux-mêmes.

     Récompense, qui, sans rien couter aux Législateurs, ni aux autres, fut cependant un agréable dédommagement pour ceux qui la recevraient.

     Instruits à fond de la force et de la faiblesse de notre nature, ces hommes sages remarquant qu'il n'y avait personne d’assez sauvage pour n'être point enchanté des louanges ni personne dont le cœur fût assez bas pour souffrir patiemment le mépris, ils ont conclu que la flatterie était le plus puissant motif qu'on pût présenter à la créature humaine.

     Pour faire donc usage de cette charmante ruse, ils ont commencé par exalter l'excellence de notre nature par-dessus celle des autres animaux. Les merveilles de notre sagacité, la vaste étendue de notre entendement, tels furent d'abord les objets de leurs louanges excessives. Cette faculté de notre âme qu'on nomme la raison, faculté qui nous met en état d'exécuter les plus nobles actions mérita de même mille éloges pompeux.

     C’est par l'artificieux moyen de sa flatterie, qu'ils s'insinuèrent d'abord agréablement dans le cœur des humains. Dès lors ils commencèrent à les instruire des Notions de l'Honneur et de la Honte. Le premier fut représenté, comme le plus grand de tous les biens auxquels les mortels pussent aspirer ; celle-ci, comme le plus grand des maux qu'ils eussent à craindre. Après cela ils leur mirent devant les yeux, combien il serait peu convenable à la dignité de créatures aussi sublimes, de satisfaire ces appétits qui leur sont communs avec les brutes tandis qu'ils négligeraient ces éminentes qualités qui les distinguent si glorieusement de tous les Êtres visibles.

     Ces Législateurs avouèrent que ces mouvements de la nature qu'ils condamnaient, étaient effectivement très vifs ; qu'il fallait beaucoup de peine pour y résister, et beaucoup plus encore pour les vaincre. Mais ils se sont tous étroitement servi de cet aveu, comme d'un motif à faire voir que d'un côté la victoire serait plus glorieuse, et que de l'autre l'esclavage serait plus infamant.

     Pour donner encore plus d'émulation aux hommes, ils en divisèrent l’espèce en deux classes très différentes. L'une est composée de gens abjects qui ont le cœur rampant. Ceux-ci courant toujours après la jouissance actuelle, ne sont point capables d'un glorieux renoncement à eux-mêmes. Incapables de faire attention au bien d'autrui, leurs vues les plus relevées se bornent à leurs propres avantages. Vils esclaves- de la volupté, ils s'abandonnent à leurs clairs grossiers, et ne-font usage de leurs facultés intelligentes, que pour satisfaire leurs appétits sensuels. Ces hommes méprisables, dit-on, sont la partie la plus infâme de leur espèce, ils ne différent des brutes que par leur figure humaine.

     L'autre Classe renferme ces créatures nobles qui ont les sentiments élevés. Libres d'un intérêt sordide, ils estiment les perfections de leur esprit, comme ce qu'ils possèdent de plus sublime. Connaissant la juste valeur de ce dont ils jouissent, ils ne trouvent de plaisir qu'à orner cette partie distinguée dans laquelle consiste leur excellence. Plein d'un juste mépris pour ce qu'ils ont de commun avec les bêtes destituées de raison, ils opposent toujours l’idée qu'ils ont de leur prééminence à la violence de leurs inclinations. Ils se font une guerre continuelle à eux-mêmes, pour procurer la paix aux autres. Remplis d'une noble ambition, ils ne cherchent pas avec moins d'empressement le bien public, que l'assujettissement de leurs passions. Ils savent qu'il y a plus de grandeur et de courage à subjuguer ses passions, qu'à emporter d'assaut les Places les plus fortes. Ces derniers ont été appelés les vrais modèles de leur sublime espèce. Ils surpassent beaucoup plus ceux de la première Classe, que ceux-ci ne sont au-dessus des bêtes des champs.

     Les plus grandes, les plus excellentes des créatures, dans leurs espèces, sont celles qui, ont le plus de Présomption. Je parle du moins des animaux qui ne sont pas trop imparfaits, pour ignorer ce que c'est que vanité. C'est ainsi que dans l'homme, le plus parfait de tous, la présomption n'est si inséparable de son essence, que, quelque soin qu'il prenne de la cacher ou de la pallier, sans elle il manquerait de l'une des principales choses qui doivent entrer dans la composition de sa nature. Les leçons et les remontrances des politiques, dont j'ai parlé, accommodées avec tant d'art à la bonne opinion que l'homme a de soi-même, ne purent donc que faire impression sut lui. Il se laissa entêter de ces brillantes maximes.

     Ces idées répandues ensuite peu à peu parmi la multitude, ont dû non seulement être approuvées dans la spéculation par la plupart ; mais elles ont engagé effectivement les plus fiers, les plus grands, les plus courageux, et les meilleurs d'entre eux à s'exposer à mille inconvénients, et à souffrir divers maux, afin d'avoir le plaisir de pouvoir se compter au nombre de ces hommes distingués de la seconde Classe. Glorieux alors ils peuvent s'appliquer tous les éloges excellents qu'ils leur ont entendu donner. Ce fut ainsi que se formèrent les Héros, et ce qui les fit admirer des personnes mêmes qui ne purent se résoudre à les imiter.

     De tout ce que nous avons dit, je conclus premièrement, que les Héros n'abandonneront jamais les belles notions qu'ils ont sur la dignité des Créatures raisonnables. Ils se sont donné beaucoup de peine pour se rendre maîtres de quelques-uns de leurs appétits naturels, ils ont préféré le bien d'autrui à leur avantage propre, il est donc naturel qu'ils entretiennent l'orgueil qui les flatte. Comme ils sont toujours à la tête du Gouvernement, ils soutiendront, de toutes leurs forces, l'estime due à ceux de la seconde Classe, qu’ils ont eux-mêmes imités ; ils s'efforceront à soutenir la supériorité de ceux-ci sur le reste de l'espèce.

    Je dis, en second lieu, que ceux qui n'auront pas eu assez de présomption, ou de courage pour s'exciter ; et pour mortifier ce qu'ils avaient de plus cher, auront honte de leur état. Ils ont suivi les mouvements sensuels de la Nature ; ils sentiront qu'ils sont du nombre de ces misérables de la première Classe, qu'on regarde généralement comme peu différents des brutes ; ils le sentiront, mais ils ne pourront l'avouer sans confusion. A l’exemple des autres, ils cacheront donc leurs imperfections ; ils exalteront le renoncement à soi-même; ils paraîtront, autant que les autres, faire cas du Bien Public. Il est fort probable que quelques-uns d'entre eux admireront même chez les autres, ce qu'ils ne trouvent point chez eux. Convaincus, par leur propre expérience, de la force qu'il a fallu pour remporter une glorieuse victoire sur soi-même, ils ne pourront refuser leur admiration aux Vainqueurs. Les autres enfin, intimidés par la fermeté et par la valeur de ces hommes illustres de la seconde Classe, seront portés à craindre la puissance de leurs Conducteurs. De tout cela on peut raisonnablement conclure que, quelles que soient leurs pensées sur les notions établies, personne n'osera contredire ouvertement ce dont on n'oserait pas même douter sans passer pour criminel.

     Ce sont là, ou du moins ce peuvent avoir été les moyens dont on s'est servi pour civiliser les Hommes, et les rendre sociables. Il suit de là que les premiers Rudiments de la Morale, inventés par d'habiles politiques à dessein de rendre les hommes dociles, de même qu'utiles les uns aux autres, servirent principalement à favoriser l'AMBITION de certaines Gens, qui en tirèrent pour eux-mêmes le premier bénéfice. Ils furent surtout destinés à leur procurer l'avantage de gouverner un grand nombre de personnes avec plus de facilité et de sûreté.

     Ces principes de politique une fois établis, il était impossible que l'Homme restât longtemps sans être civilisé. Ceux-là même qui étaient uniquement occupés à satisfaire leurs appétits, remarquèrent bientôt que leur conduite méprisée ne tournait pas à leur avantage. Continuellement traversés dans leurs desseins par les autres personnes, ils ne purent que s'apercevoir qu'en se gênant tant soit peu ou qu'en apportant plus de circonspection, ils s'épargneraient bien des chagrins, et quantité de malheurs, qui arrivent ordinairement à ceux qui recherchent la Volupté avec trop d'avidité.

     Premièrement, les Gens de ce caractère méprisable retirèrent, aussi bien que les autres, leur part du profit, des actions généreuses qui se firent pour le bien de la Société ; et par conséquent ils ne purent qu'en savoir bon gré à ceux qui en étaient les auteurs. En second lieu, ils remarquèrent que dans les occasions où ils s'attachaient le plus ardemment à chercher leur avantage, sans avoir égard à celui des autres, ils n'avaient point de plus grandes difficultés à combattre, que de la part de ceux qui leur ressemblaient le plus.

     Ils trouvèrent donc qu'il était de l'intérêt des plus Méchants, de recommander avec le plus de force, et de donner le plus de louanges à ceux qui travaillaient au Bien Général, indépendamment de leur avantage propre ; puisque, sans se gêner le moins du monde, ils profitaient des travaux et des victoires des autres. Par conséquent ils ont dû s'accorder, avec le reste du Genre Humain, à donner le nom de VICE, à toute action que l'homme commettrait pour satisfaire quelques-uns de ses appétits, sans égard à l'Intérêt Public. On a donné ce nom odieux â une action, dès qu'on y observait la moindre intention de faire du mal à quelqu'un ; ou même lorsqu'on voyait qu'elle tendait à rendre celui qui la faisait, moins utile aux autres. On s'est de même accordé à donner le nom de VERTU à toutes les actions qui étant contraires aux mouvements de la Nature, tendraient à procurer des avantages au Prochain, à vaincre toutes ses passions, si l'on en excepte l'Ambition raisonnable d'être bon.

    « On m’objectera, peut-être, qu'il n'y eut jamais de Société qui ait été policée avant que la plus grande partie des Individus y ait admis quelque culte d'un Être puissant, Dominateur sur toutes choses. D'où l'on conclura que les Notions du BIEN et du MAL MORAL, et la distinction que l’on fait entre le VICE et la VERTU, ne furent jamais l'ouvrage des politiques, mais le pur effet de la Religion. »

     Avant que de repoudre à cette Objection, je dois répéter, en faveur de ceux qui ne lisent pas les Avant-propos, ou les Introductions, ce que j'y ai dit, savoir, que dans ces Recherches sur la Vertu Morale, « je ne veux parler ni des JUIFS, ni des CHRETIENS, mais uniquement de l'Homme dans l'état de la simple NATURE, et d'ignorance du vrai DIEU. »

     Après cet avertissement, je dis que les Superstitions idolâtres de toutes les Nations, et les Notions pitoyables qu’ils avaient sur la Nature Divine, étaient incapables de les porter à la VERTU. J'ose affirmer qu'elles ne pouvaient servir tout au plus qu'à tenir en respect, et qu'à amuser le vulgaire sot et grossier. Il conte cependant par l'histoire, que dans les Etats où la Religion populaire a été la plus ridicule, ou la moins sensée, la Nature Humaine n'a pas laissé de s'y développer à tous ces égards ; et que même il n'y a ni Sagesse Mondaine, ni Vertu Morale, où les Hommes n'aient, en différents temps, excellé dans les Monarchies et dans les Républiques qui se sont tant soit peu rendues célèbres par leurs Richesses ou par leur Pouvoir.

     Les Égyptiens, peu contents d'avoir déifié les Monstres les plus affreux, portèrent la bêtise jusqu'à rendre un honneur divin aux Oignons, que leurs mains avaient plantés. Cependant on vit leur pays devenir la plus fameuse Ecole de l'Univers pour les Arts et pour les Sciences. Jamais Nation, sans en excepter celles qui les ont suivi, ne pénétra plus avant dans les profonds mystères de la Nature.

     Quel Etat, ou quel Royaume sous le Ciel, a jamais produit de plus grands modèles dans toutes sortes de Vertus Morales, que les Empires Grecs et Romains ? Surtout combien de Personnages illustres ne nous a pas fourni celui-ci ? Cependant, combien grande n'était pas l'absurdité et la folie de leurs sentiments sur des matières si sacrées ? Je passe sous silence le nombre extravagant de leurs Dieux. Considérons seulement les Histoires et les Anecdotes infâmes qu'ils mettaient sur le compte de ces Objets de leur culte, et nous serons obligés, après cet examen, de convenir que bien loin que leur Religion fût propre à apprendre aux mortels le chemin de la VERTU, et à dompter leurs passions, elle paraissait plutôt inventée pour fournir des excuses à ceux qui se livraient à leurs appétits, et pour les encourager dans le VICE. Si donc nous voulons savoir ce qui leur donnait cette force, ce courage, cette magnanimité, vertus dans lesquelles ils ont excellé, ne jetons point les yeux sur leurs Autels. Portons plutôt nos regards sur ces distinctions accordées à ceux qui brillaient par quelques-unes de ces qualités, et nous découvrirons les motifs qui les excitaient. Ici nos yeux sont éblouis par la pompe d'un Triomphe éclatant ; là nous découvrons la magnificence des Monuments et des Arcs ; les Trophées, les Statues, les Inscriptions se présentent partout à nos yeux. Ailleurs je découvre une variété infinie de Couronnes Militaires, et des Marques d'honneur différentes accordées aux Morts ; les Places et les Tribunes retentissent des éloges des Vivants. Ce sont ces récompenses imaginaires qui ont été la source et l'origine de ces VERTUS. Un sage Politique savait faire un usage adroit de ces moyens efficaces, qui flattent l'orgueil des Hommes, et qui engagent le plus grand nombre à renoncer entièrement à eux-mêmes.

     La Religion Païenne, et les Superstitions Idolâtres, n'avaient rien qui pût engager l'Homme à combatte ses désirs, et à vaincre ses plus doux penchants. C’était donc l'effet de la conduite habile des rusés Politiques. Plus nous examinerons de près la nature de l'Homme, plus nous nous convaincrons que les VERTUS MORALES sont des productions politiques, que la Flatterie engendra l'Orgueil.

     Il n'est point d'homme, quelque esprit ou quelque lumière que vous lui donniez, qui soit entièrement à l'épreuve des enchantements d'une flatterie adroite et bien ménagée. Les louanges personnelles et directes peuvent toucher des Enfants et des Sots ; mais un Homme plus habile veut être traité avec plus de circonspection. Plus la flatterie est générale, moins elle est suspecte à ceux qui en font les objets. Faites-vous l’éloge d'une Ville ? Tous ses habitants vous écouteront avec plaisir. Chaque Savant en particulier croira vous avoir de l'obligation, si vous parlez avantageusement et avec révérence des Hommes de Lettres en général. Sans crainte vous Pouvez louer l'emploi dont un Homme est revêtu, ou le pays qui lui a donné naissance parce que vous lui fournirez une occasion de cacher la joie que lui causent vos éloges, sous l'estime qu'il doit avoir pour ses Collègues ou pour ses Compatriotes.

     Il est bien des Gens rusés qui connaissant combien la flatterie a l'influence sur l'amour-propre, savent se servir adroitement de cette connaissance. Ont-ils peur d'être trompés ? Il leur est ordinaire de s'étendre, quoique contre leur conscience, sur l'honneur, l'intégrité, et la bonne foi de la famille, sur le pays ou quelquefois sur la profession de la personne qui leur est suspecte. Ils savent que les Hommes changent souvent de résolution, et agissent contre leurs inclinations afin d'avoir le plaisir de continuer à passer dans l'esprit de quelques personnes pour ce qu'ils ne sont pas. C’est ainsi que les habiles Moralistes font les hommes semblables aux Anges, dans l'espérance que la vanité engagera quelques Ambitieux à imiter ces beaux Originaux, dont ils sont les Copies.

     Quand le Chevalier Richard Steele, cet Ecrivain incomparable, insiste, avec son style ailé, et son élégance ordinaire, sur les éloges de la sublime espèce des Humains ; lorsqu'il relève l'excellence de la Nature Humaine avec tous les ornements de la Rhétorique ; il est impossible de n'être pas charmé de l'heureux tour de ses pensées, et de la politesse de ses expressions. Souvent ému par la force de son éloquence, prêt à me laisser réduire par son ingénieuse sophistiquerie, ce Panégyriste artificieux a excité en moi les idées les plus sérieuses. Je pensais à ces tours grossiers dont les Femmes se servent pour porter leurs Enfants à être polis. Une Fille encore maladroite, avant que de savoir parler ou marcher, commence enfin grossièrement à faire une révérence, qu'on lui a plusieurs fois demandée. Sa Nourrice aussitôt lui donne mille fades louanges. Que cette révérence est jolie ! s'écrie-t-elle. Oh la charmante fille ! Voilà assurément une aimable demoiselle ! Elle s'adresse ensuite à la mère. Maman ! Cette jeune Demoiselle sait faire la révérence de meilleure grâce que sa sœur Marion. La même chose est répétée plus haut par les servantes, tandis que Maman charmée, prenant l'enfant entre ses bras, le serre jusqu'à l'étouffer. Marion seule, plus âgée de quatre ans, qui sait ce que c'est qu'une belle révérence, s'étonne de la perversité de leur jugement. Saisie d'indignation, elle est prête à crier à l'injustice. On lui dit aussitôt tout bas à l'oreille qu'elle est une Fille faite, mais que ce qu'on en dit n'est que pour plaire à sa petite sœur. Elle s'enorgueillit de ce qu'on l’a mise dans le secret. Charmée de la supériorité de son génie, elle répète, avec complaisance et avec d'amples additions, ce qu'on lui a dit : elle insulte même à la faiblesse de sa sœur, qu'elle croit la seule dupe. Ces éloges extravagants seront appelés, par toute personne qui sera au-dessus de la capacité d'un enfant, des flatteries dégoutantes, et si vous voulez d'abominables mensonges. Cependant l'expérience nous apprend qu'on engage, par ces louanges grossières, les jeunes Demoiselles à faire la révérence, et à se comporter plus promptement et avec moins de répugnance, comme des Filles déjà faites.

     On agit de la même manière avec les Garçons. On tâchera de leur persuader qu'un joli Monsieur fait tout ce qu'on exige de lui, et qu'il n'y que les gueux qui soient grossiers, ou qui salissent leurs habits. Que dis-je ! Dès que ce petit malpropre commence à porter à son chapeau sa main malapprise, sa mère, pour l'engager à le tirer, lors même qu'il n'a pas deux ans, l'assure qu'il est déjà un grand Garçon. Si dans la suite, excité par ces louanges, il le tire régulièrement, aussitôt on lui dit qu'il est un Capitaine, Lord-Maire, un Roi, ou même quelque chose de plus. C'est ainsi qu'on lui parle, jusqu'à ce qu'à force de louanges, on ait engagé cette petite créature à représenter de son mieux un Homme fait, et à faire tous ses efforts pour paraître ce que sa petite cervelle lui persuade qu'il est (Lorsque le Lord-Maire, Lord-Mayor, parait en public, il est accompagné d'un éclat très propre à éblouir les Enfants. Dans les occasions ordinaires, on le voit monté fur un Cheval superbement enharnaché. Il porte une longue robe d'écarlate ou de pourpre richement fourrée. Sur la tête il a une coiffe de velours noir, et autour du col une grande chaîne d'or où pend quelque pierre précieuse de prix. Plusieurs Officiers le précèdent, et marchent à ses côtés. Mais jamais il n'est accompagné de plus de magnificence que le 29. Octobre V. S. jour auquel il prête serment de fidélité au Roi).

     Les plus grands Misérables s'estiment infiniment ; et le plus grand souhait qu'un Ambitieux puisse former, c'est de voir que tout l'Univers témoigne avoir de lui les mêmes idées sur son compte, que celles qu'il en a. De sorte que le plus vain des Héros n'a jamais poussé l'amour pour la renommée, plus loin, que de souhaiter de s'attirer l'estime et l'admiration des siècles futurs, de même que celui où il vit. Ce que je dis, doit sans doute mortifier les admirateurs et les imitateurs des Alexandres et des Césars. Cependant j'ose soutenir que le désir d'être loué, a été la grande récompense que ces génies supérieurs se sont proposés, ou se proposent, en sacrifiant avec tant de joie leur repos, leur santé, leurs plaisirs, et tout ce qui les concerne. L'espérance frivole des louanges a toujours déterminé les Grands Hommes à ces actions d'éclat que nous admirons. Qui peut s'empêcher de rire, en pensant à tous ces Ecrivains célèbres, qui ont parlé si sérieusement de la grandeur d’âme, et de la noble fierté de ce Macédonien enragé, dans le cœur duquel, suivant la pensée de Lorenzo Gracian l'Univers entier était si à l'aise, qu'il y restait assez de place pour loger sept autres mondes un Roi, ou même quelque chose de plus. C'est ainsi qu'on lui parle, jusqu'à ce qu'à force de louanges, on ait engagé cette petite créature à représenter de son mieux un Homme fait, et à faire tous ses efforts pour paraître ce que sa petite cervelle lui persuade qu'il est ? Qui peut, dis-je, s'empêcher de rire, en comparant les belles choses qu'on a dites à la louange du grand Alexandre avec la fin qu'il s'est proposée dans ses vastes exploits ? Il a pris soin lui-même de nous en instruire, lorsque la grande peine qu'il eut à passer le fleuve Hydaspes, l'obligea de s'écrier, Oh vous ATHENIENS ! pourriez-vous croire à quels dangers je m'expose, pour mériter vos louanges ? On ne saurait donc donner une plus grande idée de la Gloire, qui est la récompense des actions héroïques, qu'en disant, que cette récompense imaginaire consiste dans la suprême félicité, dont l'amour-propre fait jouir celui qui se rendant le doux témoignage d'avoir fait une belle action, pense aux applaudissements qu'il attend des autres hommes.

    « Mais, dira-t-on, outre les fatigues bruyantes de la Guerre, et le fracas public d'un Ambitieux, il y a des actions nobles et généreuses faites dans le silence, dont la vertu est assurément la seule récompense. Ceux qui sont réellement bons, sont tels parce qu'ils ont la douce satisfaction de sentir dans leur conscience qu'ils sont vertueux. Ce témoignage secret et intérieur est toute la récompense qu’ils attendent de leurs actions les plus glorieuses. On ajoutera qu'il y a eu, parmi les Païens, des hommes qui, après avoir sait du bien, loin d'en exiger des remerciements, et de rechercher les applaudissements, ont au contraire pris tous les soins imaginables pour n'être jamais connus de ceux qu'ils avaient comblé de bienfaits. D'où l'on conclura que la Vanité n'a point porté ces Grands Hommes au plus haut point du renoncement à soi-même.

     Je dis, pour répondre à cette Objection, qu'il est impossible de juger de l'action d'une Personne, à moins que d'être parfaitement au fait des principes et des motifs qui l'on fait agir.

     La Pitié, quoiqu'elle soit la plus belle et la moins dangereuse de nos passions, ne laisse pas d'être une faiblesse de notre nature, de même que la Colère, l’Orgueil, ou la Crainte. Les Esprits les plus faibles, sont les plus susceptibles de sentiments de pitié. C’est ainsi que personne n'est plus porté â la compassion que les Femmes et les Enfants. Il faut cependant avouer que de toutes nos faiblesses, la Pitié est la plus aimable, et qu'elle approche le plus de la Vertu. Que dis-je ! si cette passion n’était pas extrêmement commune, la Société pourrait a peine subsister. Mais comme c'est un mouvement de la nature, qui ne consulte, ni l'Intérêt Public, ni notre Raison, elle peut produire le mal tout comme le bien. On s'en est servi pour attaquer l'honneur des Filles, et pour corrompre l'intégrité des Juges. Quiconque en suivant cette passion procure quelque bien à la Société, ne peut pas en tirer vanité ; puisqu'il a suivi une passion naturelle, qui, sans qu'il y ait pensé, est devenu utile au public. Ainsi il n'y a point de mérite à retenir un pauvre Enfant que l'on voit prêt à tomber dans le feu. L'action n'est ni bonne, ni mauvaise ; et quelque avantage qu'il en revienne à cette innocente Créature, nous n'avons dessein en le secourant, que de nous satisfaire nous-mêmes. Si ce malheur lui était arrivé, sans que nous eussions tâché de le prévenir cela aurait causé chez nous un malaise que l'amour-propre nous a fait éviter. Un Riche prodigue, porté par son tempérament à la pitié, et satisfaire toutes ses passions, n'a aucun mérite pour avoir secouru un Objet digne de compassion, avec son bien qu'il envisage comme une bagatelle.

     « Si l'on insistait, et que l'on dît qu'il se trouve des Personnes, qui, sans condescendre à quelques-unes de leurs faiblesses, sans faire attention à ce qu'ils valent, peuvent, dans le silence, faire une belle action, où il n'entre aucun motif de vaine gloire ni de compassion ; le plaisir seul qu'ils trouvent à faire du bien, les détermine à ces actions généreuses. » De telles Personnes, je l'avoue, ont acquis des notions de la Vertu plus sublimes et plus épurées, que ceux dont j'ai parlé jusques ici. Ce qu'il y a de certain, c'est que ces grands cœurs ne sont pas fort communs dans le Monde. On ne laisse pas même de découvrir toujours quelques symptômes de vanité chez eux. L'Homme le plus humble qu'il y ait au Monde, est obligé de reconnaître que la satisfaction intérieure, qui sert de récompense à l’action vertueuse, consiste dans un certain plaisir que cause la vue de son mérite personnel. Or et ce plaisir, et la cause qui le produit, sont des indices aussi certains d'orgueil, qu'un visage pâle, et que des genoux tremblants, le sont de lapeur qui nous saisit à la vue de quelque danger.

     Peut-être un Lecteur trop scrupuleux condamnera-t-il, à la première vue les idées que je propose sur l'origine de la Vertu Morale. Il croira qu'elles sont contraires au Christianisme. J'espère cependant qu'il réprimera ses censures, s'il fait attention que ces notions servent à relever la gloire de la Sagesse Eternelle. Rien en effet ne peut faire briller à nos yeux, avec plus d'éclat, la profondeur impénétrable de la Sagesse Divine, que la considération de cet Homme destiné par la Providence à vivre en Société. Cette créature peut, non seulement être mise dans le chemin du bonheur temporel, par moyen de ses faiblesses et de ses imperfections ; mais encore elle peut recevoir de la considération du défaut apparent des Causes Secondes, une teinture de cette connaissance que la vraie Religion doit perfectionner dans la suite pour son Bonheur Eternel.


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