• Le jour où la terre des francs (hommes libres de l’Empire) est devenue la France.

    "Mais je reviens à mon sujet, et je reprends l'histoire du roi. L'empereur Henri conservait depuis longtemps au fond de son cœur un vif ressentiment contre le seigneur Louis, de ce que dans son royaume, à Rheims, en plein concile, le seigneur Calixte l'avait frappé, lui Henri, d'anathème. Avant donc que ledit seigneur pape Calixte fût mort, cet empereur rassembla une armée aussi nombreuse qu'il put, de Lorrains, d'Allemands, de Bavarois, de Souabes et de Saxons, quoiqu'il eût à se plaindre des brigandages de ces derniers; puis, par le conseil du monarque anglais Henri, dont il avait épousé la fille, et qui de son côté faisait la guerre au roi français, il feignit de marcher vers un autre point, mais projeta d'attaquer à l'improviste la cité de Rheims, se proposant, ou de la détruire tout d'un coup, ou du moins de lui faire subir la honte et tous les maux d'un siège qui durât autant de temps que la session du concile dans laquelle le seigneur pape avait procédé contre lui. Le seigneur Louis, informé de ce dessein par les rapports d'hommes qui lui étaient dévoués, pressa sans différer des levées de troupes, appela à lui tous ses barons, et publia la cause de ses mesures. Sachant de plus, pour l'avoir ouï raconter à une foule de gens, et fréquemment éprouvé lui-même, qu'après Dieu, le bienheureux saint Denis est le patron spécial et le protecteur particulier du royaume, il se rendit en hâte à ses pieds, et le sollicita du fond du cœur, tant par des prières que par des présens, de défendre le royaume, de préserver sa personne, et de résister comme à son ordinaire aux ennemis. En outre, et suivant le privilège que les Français ont obtenu de saint Denis, de faire descendre sur l'autel les reliques de ce pieux et miraculeux défenseur de la France, ainsi que celles de ses compagnons, comme pour les emmener au secours du royaume, quand un État étranger ose tenter une incursion dans celui des Français, le monarque ordonna que cette cérémonie se fît pieusement en grande pompe, et en sa présence. Enfin, prenant sur l'autel la bannière appartenant au comté du Vexin, pour lequel ce prince relevait de l'église de Saint-Denis, et la recevant pour ainsi dire de son seigneur suzerain avec un respectueux dévouement, le roi vola avec une petite poignée d'hommes au devant des ennemis, pour parer aux premiers besoins de ses affaires, et invita fortement toute la France à le suivre. La France donc, avec son ardeur accoutumée, s'indigna de l'audace inaccoutumée des ennemis; partout elle mit en mouvement l'élite de ses chevaliers, et de toutes parts elle envoya de grandes forces, et des hommes qui n'avaient oublié, ni l'antique valeur ni les victoires de leurs ancêtres. Quand de tous les points du royaume notre puissante armée fut réunie à Rheims, il se trouva une si grande quantité de chevaliers et de gens de pied, qu'on eût dit des nuées de sauterelles qui couvraient la surface de la terre, non seulement sur les rives des fleuves, mais encore sur les 'montagnes et dans les plaines. Le roi ayant attendu là une semaine tout entière l'arrivée des Allemands, les grands du royaume se préparaient au combat et disaient entre eux: « Marchons hardiment aux ennemis, qu'ils ne rentrent pas dans leurs foyers sans avoir été punis, et ne puissent pas dire qu'ils ont eu l'orgueilleuse présomption d'attaquer la France, la maîtresse de la terre. Que leur arrogance obtienne ce qu'elle mérite, non dans notre pays, mais dans le leur même, que les Français ont subjugué, et qui doit leur rester soumis en vertu du droit de souveraineté qu'ils ont acquis sur lui; ce qu'ils projetaient d'entreprendre furtivement contre nous, rendons-le leur ouvertement.» Mais l'expérience plus sûre de quelques autres conseillait d'attendre que les ennemis fussent entrés sur notre territoire, de leur couper la retraite, et, quand ils ne sauraient plus où fuir, de tomber sur eux, de les culbuter, de les égorger sans miséricorde comme des Sarrasins, d'abandonner sans sépulture aux loups et aux corbeaux les corps de ces barbares, à leur éternelle ignominie, et de légitimer ces actes de rigueur et ces terribles massacres, par la nécessité de défendre notre pays.
    Cependant les grands du royaume rangent en bataille, dans le palais même et sous les yeux du roi, les diverses troupes de guerriers, et règlent celles qui, d'après l'avis commun, doivent marcher ensemble. De ceux de Rheims et de Châlons, qui sont plus de soixante mille, tant fantassins que cavaliers, on forme le premier corps; les gens de Soissons et de Laon, non moins nombreux, composent le second; au troisième sont les Orléanais, les Parisiens, ceux d'Etampes et la nombreuse armée du bienheureux Saint-Denis, si dévouée à la couronne. Le roi, plein d'espoir dans l'aide de son saint protecteur, arrête de se mettre lui-même à la tête de cette troupe. «C'est avec ceux-ci, dit-il, que je combattrai courageusement et sûrement; outre que j'y serai protégé par le Saint mon seigneur, j'y trouve ceux de mes compatriotes qui m'ont élevé avec une amitié particulière, et qui, certes, me seconderont vivant ou me rapporteront mort, et sauveront mon corps.» Le comte du palais, Thibaut, qui, quoiqu'il fit alors, avec son oncle le roi d'Angleterre, la guerre au seigneur Louis, était venu, sur la sommation de la France, avec son autre oncle le noble Hugues comte de Troyes, conduisait la quatrième division; à la cinquième composant l'avant-garde, étaient le duc de Bourgogne et le comte de Nevers. Raoul, comte de Vermandois, renommé par son courage, illustre par sa parenté proche avec le roi, et que suivaient une foule d'excellens chevaliers et une troupe nombreuse tirée de Saint-Quentin et de tout le pays d'alentour, et bien armée de cuirasses et de casques, fut destiné à former l'aile droite. Louis approuva que ceux de Ponthieu, Amiens et Beauvais fissent l'aile gauche; on mit à l'arrière-garde le très-noble comte de Flandre avec ses dix mille excellens soldats, dont il eût triplé le nombre s'il eût été prévenu à temps, et près de ceux-ci combattirent Guillaume duc d'Aquitaine, le comte de Bretagne et le vaillant guerrier Foulques comte d'Angers, qui rivalisaient d'autant plus d'ardeur que la longueur de la route qu'ils avaient eu à faire et la brièveté du délai fixé pour la réunion, ne leur avaient pas permis d'amener des forces considérables, et qui pussent venger durement sur l'ennemi l'injure faite aux Français. On régla de plus que, partout où l'armée en viendrait aux mains avec les Allemands, des charrettes chargées d'eau et de vin, pour les hommes blessés ou épuisés de fatigues, seraient placées en cercle comme une espèce de forteresse, pourvu que le terrain s'y prêtât, et que ceux que des blessures ou la lassitude forceraient à quitter le champ de bataille, iraient là se rafraîchir, resserrer les bandages de leurs plaies, et reprendre des forces pour venir de nouveau disputer la palme de la victoire. Ces dispositions si redoutables, et la réunion d'une armée si courageuse furent bientôt publiques54. Dès que l'empereur en eut connaissance, feignant, dissimulant, il couvrit sa fuite de quelque prétexte, marcha vers d'autres lieux, et préféra la honte de se retirer lâchement, au risque d'exposer son empire et sa personne à la cruelle vengeance des Français et au danger d'une ruine certaine. A la nouvelle de sa retraite, il ne fallut rien moins que les prières des archevêques, des évêques et des hommes recommandables par leur piété, pour engager les Français à ne pas porter la dévastation dans les États de ce prince, et à en épargner les pauvres habitans.
    Après cette importante et si célèbre victoire, autant et plus grande même que si l'on eût triomphé sur le champ de bataille, les Français retournèrent chacun chez eux. Le roi, plein de joie et incapable de se montrer ingrat envers les très-saints Martyrs ses protecteurs, vint humblement dans leur église, rendit d'abord à Dieu et ensuite à eux de grandes actions de grâce, leur restitua pieusement la couronne du roi son père qu'il avait retenue injustement, et qui leur appartenait de droit comme celle de tous les rois morts, leur rendit de son propre mouvement les droits de foire qui se percevaient à l'extérieur sur la place, car les droits dus à l'intérieur étaient déjà la propriété de ces Saints, et leur concéda solennellement, et sous la confirmation d'une charte royale, les droits sur les chemins de toute espèce, sur lesquels furent élevés d'espace en espace des colonnes et des statues de marbre capables, comme autant de colonnes d'Hercule, de résister à tous les ennemis de la France. Faisant plus encore, le roi reporta lui-même jusqu'à leur place ordinaire sur ses épaules, avec une piété filiale et une grande abondance de larmes, les sacrées et vénérables châsses d'argent qui contenaient les corps des saints martyrs, ses seigneurs et patrons, et qui, tant qu'avait duré le rassemblement des troupes pour la guerre, étaient restées sur le maître autel, honorées nuit et jour de continuelles et solennelles prières par les religieux, et d'oraisons sans nombre par un peuple de dévots et de femmes pieuses qui accouraient en foule solliciter le secours des Saints pour notre armée. Ces secours enfin, et les autres bienfaits que Louis avait reçus de ces Saints, il les reconnut par des dons en terres et en autres espèces de richesses. Cependant l'empereur d'Allemagne, avili par cette affaire, et déclinant de plus en plus dans l'opinion, vit son dernier jour avant que cette même année eut terminé son cours, et vérifia ainsi cette sentence de nos ancêtres, que quiconque, noble ou non noble, troublera l'État ou l'Église, et dont la révolte aura forcé de déplacer les reliques des Saints, ne passera pas l'année, et mourra avant qu'elle soit finie. Dans ce même temps le roi d'Angleterre, qui connaissait bien la perfide entreprise de l'Allemand, et faisait encore alors, avec le comte Thibaut, la guerre au roi Louis, forma le projet de profiter de l'éloignement du roi pour ravager complètement et occuper la frontière de France limitrophe de la Normandie. Mais un seul baron, Amaury de Montfort, homme d'une valeur éprouvée dans les combats, et les courageuses troupes du Vexin suffirent pour repousser ce prince qui ne recueillit de cette expédition que peu ou point de profit, et se retira frustré de ses vaines espérances. Ni dans nos temps modernes, ni même à beaucoup des époques de nos temps anciens, la France n'a rien fait de plus brillant, et n'a jamais montré plus glorieusement jusqu'où va l'éclat de sa puissance, lorsque les forces de tous ses membres sont réunies, que quand, dans le même moment, son roi a ainsi triomphé, présent, de l'empereur d'Allemagne, absent, du monarque d'Angleterre: aussi la terre se tut devant la France, l'orgueil de ses ennemis fut étouffé, et presque tous ceux d'entre eux qu'elle pouvait atteindre, s'empressant de rentrer en grâce avec elle, lui tendirent la droite en signe d'amitié. C'est ainsi que qui refuse les choses les plus justes cède tout à qui déploie la force des armes." La Geste de Louis le Gros par l'abbé Suger, trad. Guizot.

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